A Roland et Marie-Pierre BAUDEL, en espérant que ceci les amusera et ne les empêchera pas de bien dormir dans leur belle maison de Belcastel bâtie sur l’emplacement du château, et peut-être du souterrain ...

Je suis né en 1170, dans le château que mes ancêtres avaient bâti sur le bord du causse de Cézac, au milieu de cette vallée qui tire son nom du lin qui y était cultivé et dont la générosité et le débit des sources comme la Canal, en permettaient l’industrie.
Notre vallée du lendou est magnifique, bien plus belle que sa riche et prétentieuse voisine de la barguelonne. Le matin le soleil l’envahit progressivement depuis Lhospitalet jusqu’à Lascabannes.

Il réveille dans sa progression toutes les bâtisses accrochées à ses flancs, Rigambert, Cabazac, La Tauche, Auzonne, Prat Mégiés, Trélafont, l’église de Cézac et enfin Belcastel, m’autorisant ainsi chaque matin, depuis plus de huit siècles que dure la malédiction qui a fait de moi un fantôme, à regagner le souterrain pour me reposer parmi les « tataragnes (1) » et les « mirguettes (2) » qui l’habitent.
Le soir, il assombrit Lascabanes, caresse Marot puis Clément qui lui fait face, s’attarde un peu plus longuement sur la façade est-ouest de Bonnac et éteint les hauteurs de Belcastel, me contraignant ainsi à une nouvelle nuit d’errance parmi les genièvriers les chênes et les « pétarelles (3) » de notre quercy blanc.

Vous n’ avez jamais vu mon suaire transparent ni senti le courant d’air glaçial qui m’accompagne car je ne veux pas effrayer le voyageur nocturne ou les enfants, mais dans la pluie ou le vent, les « ratopenados (4) » ou les « goupils (5) ) s’enfuient à mon approche.
Notre château a disparu, mais le souvenir de sa beauté se perpétue dans le nom actuel du lieu-dit de « Belcastel ».
Ma jeunesse, comme celle de ceux de ma condition, était insouciante et oisive, faite de courses folles à cheval sur le causse ou dans la vallée, de fêtes et de bals ou d’intrigues et rivalités entre les petits seigneurs du voisinage.

Rien ne me prédisposait au malheur avant ce jour où je rencontrai celle qui m’était destinée et que je n’aurais jamais dû quitter.
Rien ne me prédisposait non plus au bonheur qui en fût l’origine et que je n’avais peut-être pas mérité puisque je l’ai perdue.
Aussi longtemps que durera la malédiction qui me frappe, chaque nuit je serai condamné à errer dans ces bois et ces landes, dans le vent le froid ou la pluie, et je me souviendrai avec une émotion immense qui m’amène encore, huit siècles plus tard, au bord des larmes, de ce jour de printemps de notre première rencontre.

Le soir embaumait des parfums des fruitiers en fleurs. Je m’étais enivré de vitesse et mes compagnons, que j’avais distancés, avaient abandonné la course pour laisser souffler leur cheval, me laissant seul dans l’une des nombreuses combes qui, des deux côtés de la vallée, se terminent par une source qui grignote le calcaire du causse qui la surplombe. Je ne me souviens plus du nom de celle où je me trouvais, combe grande, de miquel ou leylou, qu’importe, seul m’est resté le souvenir de la fille qui devait occuper mes pensées et devenir ma seule raison d’être durant tout l’été qui a suivi.

Au premier regard, tout autre que moi aurait reconnu un des nombreux pèlerins de Saint Jacques qui, avec leur gourde, coquille et bâton traversent notre vallée pour reprendre leur route sur le causse de Boisse vers le sud et aurait passé son chemin après lui avoir donné une obole et fait le signe de la croix. Je ne vis que son visage et ses grands yeux mais le sort qu’ils me lancèrent fût tellement puissant qu’il opère encore. Pendant les six mois que dura ce printemps, plus rien ne compta, je perdis mes amis dont les courses vaines ou la conversation ne m’intéressaient plus, je ne vis mes parents qu’à l’occasion des repas irréguliers que la nécessité de mon âge et mon tempérament me contraignaient à prendre.
Je me désaltérais à la source de la combe où ma dame avait élu domicile et je dormais le plus souvent sous le couvert des grands chênes qui lui servaient de toit. Notre bonheur fût immense mais aveugle car, au cours de cet été 1189, l’histoire continuait sa marche.
Après la prise de Jérusalem deux ans auparavant par Saladin, le pape avait ordonné à notre roi et deux autres de la chrétienté de mener la troisième croisade (Philippe Auguste, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion) pour libérer les lieux saints, secourir l’orient chrétien contre l’envahisseur infidèle.

La guerre était la seule raison d’être de tous les jeunes de ma caste et la foi notre étendard.
Nous en parlions tous les jours, enfants nous y jouions, adolescents nous nous entraînions en rêvant de batailles, d’honneurs et de butin.
Notre éducation, notre conditionnement familial et social quotidien faisaient des jeunes nobles désargentés dont j’étais des martyrs en puissance pour qui mourir pour les lieux saints ou convertir des sarrasins au fil de l’épée avaient valeur de rédemption.
L’été était hélas fini mais je ne le savais pas encore. Dans l’enthousiasme de mes dix-neuf ans, avec mes compagnons, je décidai de me croiser et partir défendre le peuple de Dieu.

Mon Père, comme ses pairs du voisinage, s’endetta pour m’équiper et accepta de recevoir au château et veiller sur ma dulcinée jusqu’à mon retour. Après bien des pleurs et des serments, je partis pour l’Orient un matin de septembre me joindre à Godefroi de Bouillon.
Ma Mère m’embrassa, mon Père me bénit en me recommandant de faire honneur à notre lignée. Je vis la guerre et les Sarrasins, je fus au siège d’Acre en 1191 et nous prîmes la ville. Nous égorgeâmes beaucoup d’infidèles, des grands, des petits, des gras, des maigres, des courageux qui nous insultaient et se défendaient jusqu’à leur dernier souffle, des lâches qui nous suppliaient de les épargner en faisant le signe de la croix du Christ ou nous promettaient de l’argent ou des femmes.

Je ne fus ni plus ni moins cruel que mes compagnons, j’étais un soldat sûr de la justesse de notre cause : Tuer un infidèle ne pouvait que plaire à Dieu puisque le pape l’avait ordonné. Les sarrasins étaient aussi valeureux et cruels au combat que nous et leur mépris de la mort me fascinait: Comment peut-on être aussi fanatique alors qu’on est dans l’erreur ? Peu après, trahi par un guide sarrasin félon, je fus gravement blessé dans une embuscade et fait prisonnier. Laissé pour mort par mes geôliers avant qu’ils ne m’achèvent comme tous mes compagnons d’infortune, je dus de survivre quelques temps à la pitié d’une femme qui pansa sommairement mes plaies et me fit boire.

C’était une pauvre vieille qui vivait à l’écart des autres infidèles. Tout en la méprisant ils semblaient lui reconnaître certains pouvoirs et la redouter. Elle me faisait penser à ces folles qui existent dans nos villages et sont capable de guérir une brûlure en soufflant dessus ou voir l’avenir dans le vol d’un oiseau ou les lignes de la main.
Les soins, qu’elle me prodiguait sans répondre aux questions que j’essayais de lui poser avec les quelques mots que j’avais acquis de sa langue, me prolongèrent la vie de quelques jours et ses potions m’évitèrent de trop souffrir.
Un jour enfin elle parla: « Pourquoi as-tu quitté ta vallée et ta femme pour venir porter le malheur et le feu dans mon pays, Chrétien ? Sais-tu que tu as un fils qui commence à marcher? ». Après avoir réalisé pleinement le bonheur de savoir que j’étais père, j’essayais de répondre avec difficulté.

Malgré mes efforts pour lui expliquer notre religion et ma mission sacrée, elle ne dit plus rien ce jour-là et continua à laver mes plaies en silence.
Ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle répondit « Chrétien, ton Dieu et le mien ne font qu’un. Il condamne la guerre et la cruauté. Les hommes se servent de la religion pour assouvir leur passion du pouvoir ou de l’argent. Comprends-tu cela Chrétien ? Ton pape à Rome est aussi mauvais que nos molhas ».

De jour en jour, malgré les soins de la vieille femme, je m’affaiblissais et ses onguents étaient impuissants à enrayer la mauvaise odeur que dégageaient mes plaies. Je sus que je ne reverrai plus le lendou ni Belcastel ni ma femme ni mon fils dans ce monde. Je me consolais cependant en pensant les retrouver dans le royaume de Dieu.
Quelques jours plus tard, un petit groupe d’infidèles vint dans la maison de la vieille femme. Après quelques chuchotements, il se fit un grand silence puis j’entendis la pauvre femme hurler d’un cri atroce et prolongé. M’étant approché pour lui porter secours, je vis, allongé sur le sol de la pièce, le corps d’un garçon de quinze ans environ. L’enfant était beau et son visage apaisé par la mort aurait pu donner l’impression de sourire, si l’on avait caché la large plaie sanglante du flanc gauche.

Je compris que les sarrasins venaient de lui apporter le corps de son fils, qui avait été victime de mes compagnons. A travers ses larmes, elle me vit et, le visage déformé par la douleur et la haine, elle me maudit : « Tu vas mourir, Chrétien, tu le sais comme moi, tes os resteront dans notre terre à jamais. Ton âme reviendra dans ta vallée mais sera condamnée à errer toutes les nuits tant que les chrétiens et les musulmans n’auront pas fait la paix ».
Depuis cette époque, et pour longtemps encore, si j’en juge par l’actualité, la malédiction de la vieille femme m’empêche de trouver le repos auprès des miens. Je continue cependant à espérer en Dieu car elle m’a appris que l’amour la tolérance et le pardon peuvent exister entre tous les hommes sur cette terre.

(1) tataragne = araignée en occitan. Le jus de tataragne pilée avec de la bave de « gropial » (crapaud), rentrait dans la fabrication de nombreux remèdes.
(2) mirguette = rat des champs, en occitan, qui habite les infractuosités, et donc les souterrains.
(3) pétarelles = genêts en occitan. A ne pas confondre avec les pimporelles, petites fleurs qui ne se montrent qu’aux amoureux, d’où l’expression de l’époque « aller aux pimporelles » qui peut être traduite par « aller aux fraises » en français contemporain.
(4) goupil = ancien nom commun du renard en vieux français.
(5) ratopenados = chauve-souris en occitan.

Bernard DAVIDOU Octobre 2001